Bienvenue en Extrêmistan

Hervé Rincent

Hervé Rincent

16 mars 2021

Je lis parfois que le développement d'un gros logiciel, c'est comme construire une voiture ou un pont.

Et qu'on peut donc appliquer des méthodes de projet similaires.

C'est vrai que ça peut être d'une complexité importante, et que ça peut mobiliser dans les deux cas plusieurs équipes avec des compétences différentes.

A mon avis la comparaison s'arrête là. Elle ne devrait même ne pas commencer du tout.

Pourquoi ?

Parce que le logiciel appartient à l'Extrêmistan, et qu'une voiture appartient au Médiocristan.

Ces néologismes proviennent d'un livre célèbre publié en 2007 : "Le cygne noir : la puissance de l'imprévisible".

Son auteur, Nassim Nicholas Taleb, est un trader qui a changé de métier pour se consacrer à l'écriture. Le titre fait référence à une croyance qui a perduré longtemps : tous les cygnes sont blancs.

Jusqu'à la découverte de cygnes noirs en Australie.

Des événements imprévisibles qui changent tout

Nassim Nicholas Taleb utilise cette métaphore des cygnes noirs pour désigner des événements qu’on pensait impossibles et qui bousculent tout lorsqu'ils surviennent. Ils présentent 3 caractéristiques :

Un exemple ?

Imaginez que vous êtes une dinde dans une ferme aux Etats-unis. Pendant 3 ans, c'est la belle vie. Vous êtes chouchouté, nourri, et vous disposez d'un vaste espace de liberté. Votre vision du monde s'est réduite à cet état que l'on imagine durable. Et puis Thanksgiving arrive, et vous mourrez décapité.

Vous n'avez pas été imprudent, ou exagérément optimiste. C'est juste que vous ne pouviez pas imaginer une telle intention de la part du fermier.

La dinde pensait vivre dans le Médiocristan. En fait, elle vivait dans l'Extrêmistan.

Dans le monde du Médiocristan règnent la moyenne et la distribution normale des risques (mais rien à voir avec la médiocrité comme le laisserait supposer ce terme).

Pour le trader, la variabilité des prix de marché est évaluée à partir des observations passées. Forcément, on n'a rien d'autre.

Pour celui qui dimensionne l'habitacle d'une nouvelle voiture, il va regarder la taille moyenne des personnes à qui on veut la vendre : Si la moyenne des tailles de 5000 personnes du segment visé est de 1m80, on va prendre une marge pour que ça puisse convenir à des personnes de 2 mètres aussi. Mais pas plus. La prise en compte d'un individu exceptionnel de 3 mètres augmenterait la moyenne de seulement 0.02 cm (pas de quoi remettre en cause l'étude, tant pis pour cette personne de grande taille).

Le Médiocristan est guidé par des lois physiques, de l'inertie, et un hasard peu influent. L'avancement du projet dépend de contraintes "naturelles" qui ne sont pas sensibles aux effets d'échelles.

Dans le Mediocristan, on entend parfois :

Vous voulez que votre projet avance plus vite ? Mais enfin vous savez bien que 9 femmes ne font pas un bébé en un mois !
Vous souhaitez augmenter votre rémunération ? Faîtes des heures supplémentaires, mais les journées ne font que 24h !

Dans le monde de l'Extrêmistan, c'est une autre affaire.

En Extrêmistan, la moyenne ne signifie plus rien.

Vous avez fait une étude sur la richesse moyenne des habitants d'une ville, et voici que tout à coup Bill Gates décide d'y emménager. Tous vos chiffres sont changés par la présence d'une seule personne (que l'on peut qualifier d'aberration, malgré tout le respect qu'il m'inspire) !

L’Extrêmistan est le règne du chaos. Un seul événement a un impact considérable, parce qu'il n'a pas de contrainte physique. C'est le monde des informations, des logiciels, des créations numérisables (image, musique, livre), des réseaux sociaux et des effets de mode.

C'est un tweet qui fait le buzz et un ministre qui démissionne trois jours plus tard. C'est le millionnaire qui a su faire fructifier l'alchimie improbable d'une vision, d'un marché potentiel et d'une compétence.

Les valeurs extrêmes dominent l'Extrêmistan : une extrême minorité raflent la quasi-totalité des revenus. Le petit bug provoque la panne complète du système.

C'est dans cette partie du monde que vivent les artistes, les entrepreneurs, les joueurs de foot. C'est ici que surviennent les cygnes noirs.

Et c'est ici que se font les logiciels.

Des effets d'échelle incomparables.

En 1959, Donald Shell publia un nouvel algorithme pour trier des nombres dans une liste.

Le gain obtenu par rapport à un algorithme classique de tri par insertion (exécuté sur une machine actuelle) ?

Notez l'échelle logarithmique de l'abscisse. Impressionnant ! Juste par un nouvel algorithme. Un nouveau code.

Il existe peu de linéarités en Extrêmistan. Les progrès générés par 1 seule innovation se traduisent en décades de gain.

Et ça fait une sacré différence avec le Médiocristan.

Dans le Médiocristan, on ne parvient pas à diviser par 100 la consommation d'une voiture ou la taille des piliers d'un pont avec une seule découverte.

Un pont capable d'encaisser un trafic de 10 voitures simultanées coûte plus cher que celui capable d'en supporter 1000. Alors qu'un logiciel utilisable par 10 personnes coûte approximativement la même chose que la même version utilisable par 1000.

Vous ne pouvez pas "commencer petit" avec un pont pour le faire évoluer ensuite en fonction des retours des utilisateurs ou des écroulements constatés.

Vous ne pouvez pas vendre un skate-board en tant que prémisse d'une voiture, au motif de vouloir adopter une démarche itérative qui prend en compte les retours des premiers utilisateurs.

Prendre de la distance avec les experts, se rapprocher des artistes

Les experts s'appuient sur leur expérience, leur vécu pour orienter vos décisions.

Les artistes s'appuient sur leur créativité et leur inspiration.

Les experts échafaudent des cahiers des charges, des feuilles de route pluriannuelles.

Les artistes ne réfléchissent pas trop à long terme, et privilégient la création et s'empressent de montrer immédiatement le résultat.

Les experts décident d'investissements massifs, de choix stratégiques, destinés à rapporter 2% sur de longues périodes.

Les artistes font plein de petits paris asymétriques : ils investissement fréquemment de faibles sommes pour des gains rarissimes et élevés.

Et bien votre projet de développement logiciel a peut-être plus à voir avec celui d'un artiste que celui d'un expert.

Il mérite peut-être d'être construit par des petites itérations que l'on présente vite auprès des utilisateurs. Il va peut-être stagner pendant des mois ou des années, et susciter à un moment un engouement imprévu (sur une fonctionnalité jugée secondaire, auprès d'un segment inattendu).

Il vous offre peut-être l'opportunité d'être créatif.


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